A l'ère du numérique, parler encore de papier semble désuet. Un pari un peu fou, pour ne pas dire suicidaire. La famille Nusse, actionnaire majoritaire (80%) des papeteries Clairefontaine à Etival-Clairefontaine (Vosges), récupère pourtant sa mise depuis plus de 160 ans. Le triomphe n'est pas sans péril et donc sans gloire. Mais la recette de cet équilibre fragile repose, depuis les débuts, sur le progrès technologique et une grande capacité d'adaptation, car la société est loin de ne produire que les fameux cahiers d'école. Le directeur général délégué du groupe, Jean-Marie Nusse, a été la 5e génération de la famille à diriger l'entreprise.
Sur le site industriel des papeteries Clairefontaine, à Etival-Clairefontaine (Vosges), Jean-Marie Nusse nous accueille dans le « château », une belle bâtisse abritant la plupart des bureaux administratifs de l’entreprise, jouxtant les usines. Le directeur général délégué du groupe pose le regard sur vous et, à la première parole, vous savez que vous avez affaire à un grand monsieur. Ni en raison de son grand âge (83 ans), ni en raison de son parcours (40 ans de direction), mais par son humilité, son recul et surtout la curiosité que les années n’ont visiblement pas érodée.
« Alors comme ça vous vous occupez de startups ? Ca doit être passionnant. J’admire beaucoup les inventeurs », lâche-t-il dans un sourire, tentant de redéfinir avec précision ce qu’est l’innovation. Lui prétend ne rien avoir inventé, mais s’être en revanche toujours appuyé sur le progrès technique pour garder l’entreprise à flot. « Mon aïeul n’a pas inventé les machines à papier mais il a su comprendre que l’industrialisation du papier allait chambouler un large pan de l’économie », raconte-t-il.
« Sans être inventeur soi-même, on peut s’appuyer sur les progrès techniques pour créer. »
Jean-Baptiste Bichelberger, mosellan né en 1820, était ingénieur de formation et travaillait dans les papeteries, lorsque celles-ci utilisaient encore des moulins à papier pour broyer la pâte, avant de la faire sécher pour fabriquer, au compte-goutte, des feuilles. En 1858, s’appuyant sur l’invention de Louis Nicolas Robert*, Jean-Baptiste Bichelberger démarche des investisseurs et industriels de la région pour fonder la société Clairefontaine. Il ne détient alors que 5% des parts. « A l’époque, les gérants obtenaient de très bons salaires, dès le début de l’activité. Ils ne se battaient donc pas forcément pour détenir plus de capital », observe Jean-Marie Nusse. Jusqu’en 1950, la famille ne possédait que 30% de la société. Mais sous l’égide de Charles Nusse, le père de Jean-Marie, la famille a progressivement racheté des parts, atteignant désormais 80% du capital.
Usine Clairefontaine
La période d’après-guerre constitue une étape charnière dans la vie de Clairefontaine. « Le nom en lui-même était très peu utilisé. Mon père a eu l’idée de le remettre sur tous les cahiers, qui étaient alors distribués en masse dans les écoles primaires qui les commandaient », rappelle Jean-Marie Nusse. C’est ainsi que la marque Clairefontaine a gagné en notoriété.
Près de 40 ans à la tête des papeteries Clairefontaine
D’une modestie proportionnelle à son expérience, Jean-Marie Nusse dit se méfier des « faux inventeurs », ceux qui ne révolutionnent pas vraiment le système. « En tout cas, je crois que l’invention se fait toujours à la croisée des disciplines et qu’on ne réinvente pas seul son propre métier », analyse-t-il. Pour autant, le patriarche a largement participé à l’évolution de l’entreprise. « Je suis entré à Clairefontaine comme ingénieur en 1964, puis mon père m’a passé le relais en 1971. Ce qui m’a toujours passionné c’est l’organisation, la gestion des flux, des hommes et des femmes. Ce puzzle permanent », raconte-t-il.
« Les dépenses de R&D sont mélangées au reste du processus industriel, il est difficile de les isoler. »
Depuis sa création en 1858, la papeterie Clairefontaine n’a cessé de miser sur le progrès technologique. Pourtant, le chef de file reconnaît qu’il n’est pas toujours facile d’identifier les dépenses de Recherche et développement (R&D) au sein des activités mêmes de l’industrie. « Beaucoup de systèmes d’aides et de crédits – par exemple le crédit impôt recherche – veulent favoriser la R&D. Mais les critères sont très formels, méthodologiques, théoriques. Par exemple, en faisant appel à un laboratoire extérieur, il est facile d’avoir une facture précise prise en charge par ces dispositifs. Mais quand notre propre labo fait des tests en dosant plus ou moins d’amidon sur le papier pour changer sa résistance, il est difficile d’isoler ces dépenses dans la comptabilité », souligne-t-il.
En 2009, Jean-Marie Nusse, désormais directeur général délégué du groupe Clairefontaine, a passé le relais de la production papier à son neveu. Son fils gère quant à lui le façonnage. « Ils ont continué à faire évoluer l’entreprise Clairefontaine en prenant des risques, parfois payants et parfois pas. Ils ont raison d’essayer », soutient-il, inconditionnel. La marque a par exemple misé sur le papier à dessin, venant concurrencer l’historique papier Canson.
Dans l’usine, des robots 100% autonomes se croisent dans un ballet bien cadencé pour amener des cartons remplis de ramettes jusqu’à la partie export du bâtiment. Les humains ne portent plus les charges depuis déjà plusieurs années dans cette partie de la production. « Pour moi, l’automatisation a amélioré la qualité de vie. Dans les années 1970, beaucoup de de tâches étaient très manuelles et les salariés développaient beaucoup plus de troubles musculo-squelettiques. Les gains de productivité et l’évolution du droit du travail ont réduit les horaires : les salariés faisaient jusqu’à 48h/ semaine ».
Depuis peu, la papeterie travaille également avec Amazon. Elle fabrique les ramettes qui servent à confectionner les nombreux livres commandés via la plateforme car, comme le souligne M. Nusse, « l’autoédition a elle aussi fortement augmenté ». Le groupe a diversifié ses activités en rachetant des entreprises spécialisées dans les albums photos en ligne et le papier cadeau par exemple. De quoi occuper les 550 salariés, dont l’entreprise a parfois même du mal à trouver les successeurs quand ils partent en retraite.
*Ce dernier invente en 1798 la première machine à papier qui permettait de produire des bandes de 12 à 15 mètres de papier.